La collection Marc Ducret et Patricia Monjaret

Le 19 septembre 2012, l’étude Tajan dispersait la collection de 193 céramiques de la première moitié du 20ième siècle, rassemblées par les deux collectionneurs Marc Ducret et Patricia Monjaret, spécialistes de l’Ecole de Carriès. Jean-Jacques Wattel, nous a communiqué l’introduction qu’il avait rédigée pour le catalogue de la vente. C’est un texte intéressant concernant cette période de l’art céramique et le rôle qu’on put jouer des collectionneurs privés dans sa redécouverte.

 

CÉRAMIQUES D’EXCEPTION
En ce début de XXIe siècle, les poussées de l'art contemporain semblent enfin permettre l'anéantissement des clivages et des frontières entre les arts. La multiplication des supports, les formes artistiques les plus diverses, la politique des musées, et enfin, le goût du public auront finalement eu raison du cloisonnement artificiel jusque-là établi entre les disciplines artistiques. La céramique, avait été jusqu’ici cantonnée dans le domaine des arts décoratifs et plus particulièrement des arts du feu, ce qui ne restituait que bien partiellement son véritable visage. En effet, la céramique, qui mêle terre et feu avec violence, est un art complexe dont le résultat final si abouti a tendance à gommer les diverses étapes de la création. La céramique exige autant d’imagination que d’expérience et de rigueur, puisque l’artiste ne sera pas seulement jugé sur la nouveauté de ses intentions, mais tout autant sur la qualité de ses réalisations qu'il est souvent seul à élaborer. Ainsi, pour atteindre le statut d’objet d’art, ses créations seront le fruit d’une longue mise à l’épreuve technique, générant souvent au gré des trouvailles les plus audacieuses et les plus avancées, la création d’un style propre et d'une âme particulière. C’est ainsi qu’une céramique sera tout à la fois le témoignage de l’inventivité plastique et le fruit du long apprentissage technique tant du maniement de la terre, que de l’emploi subtil ou forcé d’un émaillage aux mille ressources. Le résultat d’une telle mise en œuvre génère des créations au caractère tantôt intime, tantôt spectaculaire, se présentant comme des œuvres apaisées et radieuses à l'issue d'une genèse bien aventureuse.

Du japonisme à la céramique contemporaine
Avec le recul nécessaire donné par le temps, il est aujourd’hui évident que la céramique française du XXe siècle, en l’espèce 1870 à 2000, est, à l’instar de la peinture hollandaise et espagnole des XVIIe siècles, ou de la peinture italienne des XVIe au XVIIIe siècles, une période d’une richesse d’inspiration et d’une exigence technique et stylistique d’un tel niveau, que l’art céramique a trouvé là un véritable âge d’or aux expressions les plus diverses et les plus remarquables.
La vente que nous vous proposons a été édifiée par la réunion de quelques collections privées menées avec beaucoup de rigueur, dont la cohésion du catalogue est le meilleur témoignage.
Ainsi, les œuvres proposées sont pour la plus grande part des pièces uniques créées par des artistes céramistes entièrement dévolus à leur art, certaines pièces de manufactures relevant de la même exigence qualitative ont été élues afin d’augmenter la visibilité du champ artistique des époques considérées.
Le fil conducteur principal est sans doute l’extrême soin apporté par les artistes céramistes, mais aussi par les ateliers et enfin par les manufactures, à une qualité remarquable des émaillages et recherches techniques de tous ordres afin de magnifier des œuvres dont les volumes et qualités plastiques initiales étaient déjà définis dès la base de la réflexion artistique.

Approche historique
Dans la préface du livre de Jean D’Albis « Ernest Chaplet », Yvonne Brunhammer nous livre une approche synthétique : « On sait maintenant ce que l’on doit aux céramistes de la deuxième moitié du XIXe siècle. Enlisée dans les copies ou les pastiches des siècles passés, donnant priorité au décor peint inspiré de la « grande peinture », la céramique négligeait sa nature spécifique : née de la rencontre idéale d’une terre, d’une forme, d’une couverte, dans le but de créer un objet utilitaire ou décoratif. Les artisans français découvrent des céramiques réalisant cet accord parfait dans la section japonaise de l’Exposition universelle de Paris en 1867, puis en 1878. Toute une génération de potiers se révèle à la faveur de ce contact avec l’art japonais dont le rôle mobilisateur va bien au-delà d’une influence esthétique.
Le Japon attache à l’objet de terre cuite le même prix que l’Occident à l’œuvre peinte ou sculptée. Mieux, il est chargé d’une intention symbolique. Le potier qui tourne de ses mains le bol destiné à la cérémonie du thé n’est pas un artisan quelconque. Il est le meilleur, le plus respecté des artistes ».
Ainsi, la naissance de la céramique du XX siècle coïncide vers 1870, tout d’abord, avec l’apparition de structures de petites tailles dans lesquelles des artistes épris de création pourront œuvrer en toute liberté. En effet, au cours du XIX° siècle, les motifs d’ornement ont été étudiés, catalogués et forment des recueils où chacun peut puiser une inspiration solide. La description méthodique du musée céramique de la manufacture royale de Sèvres de Brongniart et Riocreux (1845), les études céramiques de Ziegler (1850), le recueil de dessins pour l’art et l’industrie de Beaumont et Collinot (1859), l’art pour tous de Reiber (à partir de 1861), les merveilles de la céramique de Jacquemart (1868), les collections créées par les musées, les expositions, les publications concernant le travail des métaux, sont autant de sources aux usages précieux.
Le chef de file historique, le mieux identifié, de ce renouveau est sans doute Théodore Deck. Ce chimiste de formation aura une production aussi riche que variée, mêlant les inspirations orientales à celles du Moyen-Orient et de l’Islam, introduisant des fonds dorés issus des mosaïques - présentés à l’exposition universelle de 1878 -, jouant des thèmes historiques ou médiévaux, intégrant parfois à ses créations les talents d’artistes tels Helleu, Chéret ou Carrier Belleuse. Que dire de ses recherches d’émaillages menées avec brio, le dotant d’un bleu si puissant – bleu Deck-, d’un jaune et d’un céladon si purs, ou d’un sang de bœuf redécouvert. Pour mener à bien son entreprise, former, établir, aiguiser sa virtuosité et enfin présenter de tels résultats Théodore Deck n’avait pas hésité, à ses débuts, à quasiment recopier des pièces de collection, afin de mieux les étudier et de s’approprier leurs secrets. Démarche reprise par de nombreux céramistes comme base primaire à la création la plus exigeante.
C’est dans ce contexte, de connaissances et d’expériences alchimiques maîtrisées, que les expositions universelles de 1867 et 1878, vont jouer un rôle fondamental de révélateur et de source d’inspiration, en particulier à travers le japonisme.
En effet, le japonisme qui est un courant artistique, nommé par Philippe Burty en 1872, réunit tant des composantes artistiques que philosophiques. Dans le domaine des arts, le Japon était, en particulier pour des raisons d’autonomie culturelle, resté fermé à l’Occident jusqu’en 1854. C’est à partir de cette date et tout d’abord par la diffusion de quelques livres et recueils d’estampes, dont la Mangwa d’Hokusaï, ou les œuvres d’Hiroshige et d’Utamaro, que certains artistes occidentaux vont repenser leur approche artistique, en donnant un rôle prépondérant à la nature et à sa représentation. L’impact de ces ouvrages sera largement relayé et rendu palpable à travers les expositions universelles de 1867 et 1878 qui permettront aux occidentaux de mieux appréhender toute la dimension artistique extrême-orientale.
Mais c’est sans doute la dimension philosophique des arts orientaux qui influencera plus profondément et plus durablement l’art occidental. En effet, le clivage établi par les occidentaux entre les différentes disciplines artistiques, d’une part, et entre les artistes et artisans est bien éloigné de l’approche orientale. Dans cette culture, les artistes jouissent du même niveau de considération quel que soit leur champ d’activité. Les notions de respect de la nature et des individus, le goût pour l’humilité et la quête d’un calme émerveillement renvoient avec simplicité aux valeurs les plus authentiques.
C’est dans ce contexte, que les céramistes français vont se livrer à une quête artistique. Il va donc s’agir de créer des œuvres novatrices, dont les précédents sont connus et répertoriés, en s’inspirant tant des données du japonisme, que presque aussitôt des principes des Arts and Crafts - de philosophie voisine. Ils ont à portée de main les recherches ancestrales et récentes menées de façon plus ou moins inconsciente par les arts populaires ou régionaux, ou de façon plus répertoriée par les céramistes qui en cherchant à percer le secret de la porcelaine et des émaillages ont identifié un vaste champ d’investigations et l’ont partiellement balisé.
Dans cette lutte incessante pour magnifier la terre, les céramistes vont mener de front une quête de beauté et d'éternité rivalisant avec la genèse des gemmes les plus précieux. C’est incontestablement le grès, et ses substituts, qui appellera de façon obsédante les aspirations les plus exigeantes. Ainsi pendant plus d’un siècle, les céramistes vont se livrer aux batailles les plus féroces, non pas entre eux, mais avec la matière. C’est un combat loyal animé des mêmes principes que la recherche artistique, le public seul jugera du niveau qualitatif atteint et de la force émotionnelle ainsi engendrée. Un panorama éblouissant s’ouvre alors devant nous, où aucune piste ne sera négligée dans cet art céramique qui exige au moins trois étapes successives, mues chacune par une recherche d'excellence :
- le choix de la matière et l’édification plastique de l’œuvre sculpturale,
- le choix de l’émaillage qui sera pour le plus grand nombre des céramistes l’objet d’une quête incessante
- l’épreuve du feu qui viendra transcender toutes les aspirations.

Notre vente
La réunion des œuvres présentées nous semble pouvoir illustrer de façon très large et très explicite la démarche artistique des céramistes à travers plus d’un siècle de recherches et de création. Les réalisations de céramique contemporaine répondant d'ailleurs de façon toute musicale aux œuvres du début du XX° siècle.
Une large partie des pièces présentées appartiennent aux collectionneurs et auteurs : Marc Ducret et Patricia Monjaret. Leur démarche simultanée d'historiens de l'art et de collectionneurs les a conduit à rechercher et à sélectionner des œuvres de qualité appartenant à la période allant de 1870 à 1940. Ils sont conjointement les auteurs d'un ouvrage sur l'École de Carriès paru en 1997 aux éditions de l'amateur, puis Marc Ducret a publié une monographie sur l'œuvre de Paul Beyer aux Éditions Beau Fixe en 2006, et enfin un article très consistant dans la revue de la société des amis du musée national de céramique de Sèvres sur l'œuvre de Laurent Bouvier. Leur démarche nous a ainsi dotés de renseignements et éléments très convaincants sur le maître incontesté que fut Jean Carriès, dont la notoriété a été récemment accrue lors de la remarquable exposition au Petit Palais d’Octobre 2007 à janvier 2008 ; il en est de même du parcours artistique de Paul Beyer dont les qualités et influences apparaissent régulièrement grandissantes ; enfin, leur redécouverte et publication récente sur l'œuvre de Laurent Bouvier suscite un véritable émoi.
Ainsi, nous proposons cette collection comme présentant de nombreux piliers artistiques complétés d'œuvres rares de Théodore Deck, Auguste Delaherche, Raoul Lachenal, André Metthey, Jean Mayodon, Jean Besnard, Edouard Cazaux…
Le chapitre sur l'École de Carriès est extrêmement complet et varié, il présente tant des œuvres rares de Jean Carriès, Paul Jeanneney ou Henri de Vallombreuse, qu'un panorama complet sur l'ensemble de ce mouvement, ainsi qu'une belle sélection de pièces d'Alexandre Bigot dont l'œuvre relève du même courant artistique.
La sélection des créations d'Ernest Chaplet et Henri-Léon ; Charles Robhalben constituent également de réels chapitres de grande qualité embrassant une grande variété des œuvres considérées. Certains artistes sont représentés de façon plus éparse, tantôt pour l'extrême qualité technique, tantôt pour la puissance émotionnelle de leurs œuvres.
Dans ce parcours inlassable vers une création artistique personnelle et remarquable, il nous a paru significatif de consacrer un chapitre à la réponse apportée par les manufactures à une démarche qualitative relevant du même niveau d’exigence.
Puis, vers la fin des années 30, s’opère une évolution, apparemment plus radicale que celle qui s’est opérée entre la céramique art nouveau et art déco. L’époque a changé, les influences de l’orient ont été apprivoisées, le japonisme, le grès réaction, les recherches de sang de bœuf et céladon ont abouti et porté leurs fruits, les références à l’Islam et à l’Afrique ont été largement utilisées, et les grands céramistes français, repus de leurs trouvailles, laissent alors la voie, à une jeune génération qui ira puiser à pleines brassées dans les relectures de l’art populaire.
En effet, après le luxe de l’art déco, les prémices de seconde guerre mondiale avaient sans doute accru dans l’esprit des jeunes gens les vues de Georges Henri Rivière, créateur du musée des Arts et traditions populaires. Le goût et l’intérêt pour la céramique populaire, l’influence des régionalismes furent alors un formidable creuset artistique à un art renouvelé. D’autant que nombre d’artistes de tous bords allaient découvrir au lendemain de la guerre, dans un élan de jeunesse mêlé aux besoins de la reconstruction, que la céramique était un matériau de prédilection leur permettant d’opérer la mise en place d’une création nouvelle et vivifiante, support instantané de toute leur spontanéité, avec une réactivité époustouflante.
Avec ferveur et talent, les céramistes ont intégré un patrimoine alors en plein recensement sous les impulsions croisées de Georges Henri Rivière et Paul Louis Duchartre, mais aussi d’André Arbus et Jean-Charles Moreux. Les étapes de cette intégration et les résultats des modifications et impulsions progressives sont rendus palpables par la succession des œuvres présentées qui sont autant de jalons de l’évolution de la céramique dite des années 50. Les matériaux changent, la faïence et pour partie le grès, sont remplacés par la terre chamottée, celle-ci va permettre de nombreux essais de cuisson et émaillages. La tentation du grès, qui va monter en puissance dès la fin des années 50, avait été anticipée par de nombreux céramistes qui avaient soit teinté leur terre, soit disposé des sous couches d’engobes noirs ou bruns sous les émaillages afin de créer tant des effets de profondeur que de matière.
Ainsi cette même dynamique de recherches et d’excellence, qui entre la fin des années 30, et le début des années 40, a guidé les pas de Paul Beyer, Ann Dangar ou Suzanne Ramié. les établit comme précurseurs d’un mouvement qui est alors suivi par Georges Jouve, Denise Gatard, André Borderie, Pierre et Véra Székély, André Aleth Masson, Jean Derval, Roger Capron,…
Ces artistes étaient dotés d’un tel talent que l’influence du salon de l’Imagerie sera vite dépassée et que dès la fin des années 40 chacun s’adonnera à une création en toute liberté, dénuée alors de velléités orientales ou d’une recherche systématique de référents historiques.
Ainsi naîtra la céramique 50, riche, forte, sculpturale, et étonnamment aussi exigeante et avide de recherches que l’avait été la céramique art nouveau. Sa grande liberté d’expression et sa palette colorée, qui permettent son identification immédiate, ne l’ont effectivement pas vraiment éloignée des préoccupations de la céramique du début du siècle. Elle en recèle tous les questionnements et tous les apprentissages tout en constituant un courant artistique très cohérent au résultat fort spectaculaire.
La céramique de Vallauris, où certains tels Jean Derval, Roger Capron, Robert Picault, Jacques Innocenti, Rober Pérot réussissent avec succès à échapper à l’ombre que génère inévitablement le génie protéiforme de Picasso, acquiert un succès mondial. Le succès des centres traditionnels de La Borne, représentés par Jean et Jacqueline Lerat, Elisabeth Joulia, Vassil Ivanoff et Yves Mohy, André Rozay, Albert Vallet, celui de Saint Amand représenté par Robert Deblander et Georges Robin, celui d’autres centres, enfin, répartis dans la France entière, accueillant Georges Jouve, Valentine Schlegel, Denise Gatard, Gustave Tiffoche et d’autres, nombreux, est le révélateur du choix de toute une génération d’artistes pour la céramique.
Pour terminer cette vente, qui est un véritable plaidoyer pour la céramique, en tant que médian plastique choisit par des générations entières d’artistes, nous sommes heureux de présenter les céramiques très contemporaines de Kim Simonsson, jeune finlandais en résidence à Arabia et à la manufacture de Sèvres, dont l'esprit, tout empreint des préoccupations actuelles, nous renvoie étrangement aux influences de l’Orient.
Ainsi en parcourant ce catalogue, nous pouvons constater la grande homogénéité qui anime un siècle de création céramique, et plutôt que de voir dans cette évolution une succession de ruptures, nous assistons à une quête d’excellence dont le résultat mérite un bel hommage doublé de la volonté renouvelée d’inscrire ces œuvres dans les plus belles collections.

Jean-Jacques Wattel